Au cours vingt dernières années, le nombre de commerçants chinois opérant sur les marchés d’Afrique de l’Ouest a augmenté de manière impressionnante. Quelles sont implications de cette présence accrue ?
Au début des années 2000, des centaines de commerçants chinois se sont installés quasi simultanément sur les marchés et sur les boulevards marchands des grandes villes africaines. Cette arrivée massive de commerçants chinois a suivi la courbe du développement des relations politiques, économiques et commerciales entre l’Afrique et la Chine. Celles-ci ont connu, à partir de cette période, une croissance fulgurante qui a dépassé la plupart des prévisions. Dans les principales villes ouest-africaines comme Lagos, Accra ou Dakar, l’entrée de commerçants chinois dans certains segments du commerce et la mise en place de stratégies commerciales alors inconnues des commerçants locaux ont été parmi les éléments les plus remarquables de la structuration de ces échanges marchands. La présence soudaine des commerçants chinois sur les marchés n’a pas laissé indifférent. Si de nombreux observateurs s’interrogent sur la façon ces nouveaux « explorateurs » ont réussi, en si peu de temps, à s’installer et déployer leurs activités commerciales dans des secteurs traditionnellement détenus par des commerçants locaux, d’autres s’intéressent aux impacts, ainsi qu’aux réactions positives ou négatives que la présence chinoise a fait naitre auprès des commerçants locaux et des consommateurs africains. Cette réflexion se penche sur les modalités de cette installation des commerçants au Nigeria, au Ghana et au Sénégal, les stratégies employées et les réactions que leur présence suscite au sein de l’opinion. Le réalisme plus fort que les règles La plupart des États de la région se sont dotés de lois et de règlements pour organiser l’entrée et l’installation d’étrangers dans le secteur tertiaire, notamment le petit commerce. Certaines de ces réglementations sont relativement contraignantes et interdisent la présence de non-nationaux dans le petit commerce. Mais dans le cas des commerçants chinois, il semble que peu d’États aient appliqué leurs propres lois. Certains y voient un réalisme au regard des nombreux avantages attendus de la coopération avec la Chine. Au Ghana par exemple, la loi relative à la promotion de l’investissement interdit aux nonGhanéens de faire du petit commerce et de la vente au détail dans les marchés locaux et même d’exercer le métier de coiffeur et de chauffeur de taxi 1 . Ceci dans le but d’assurer la protection des moyens d’existence des nationaux et de garantir que les non-nationaux ne s’approprient pas les sources de revenus et les emplois des nationaux. Ce qui fait qu’en principe les commerçants chinois ne devraient pas pouvoir s’insérer dans le secteur du petit commerce. On sait que la réalité est toute autre. Au Nigeria, la présence des chinois était déjà relativement importante plus tôt qu’ailleurs. Elle s’est encore renforcée avec la signature en 2006 du Protocole d’accord sur la coopération en matière d’investissement entre le Nigeria et la Chine 2 . Ce protocole énonce que « les parties encouragent les entreprises des deux pays à coopérer en matière d’investissement dans les domaines des textiles, de l’habillement, des appareils électroménagers, des équipements de communication, de la transformation des produits agricoles et du développement des ressources naturelles ». L’accord couvre presque tous les secteurs de l’économie et ne définit pas clairement le statut des entreprises appelées à s’installer, ce qui suggère donc que celles-ci pourraient être aussi bien de grandes entreprises que de petits commerçants
qui ouvrent une boutique dans un marché pour vendre des chaussures, des sacs ou des beignets aux haricots (akara) dans la rue 3 . Le cas du Sénégal est assez particulier. Jusqu’en 2005, le Sénégal n’entretenait pas de relations diplomatiques avec la République populaire de Chine. On remarque pourtant la présence de commerçants chinois à Dakar bien avant le rétablissement de ces relations. En 2004 déjà, soit un an avant le rétablissement officiel des relations diplomatiques entre Dakar et Pékin, plus de 300 boutiques de commerçants chinois opéraient dans la capitale sénégalaise. Les conditions régissant l’entrée et le commerce de ces chinois au Sénégal ont été pendant longtemps entourées d’une grande opacité. La stratégie de la concentration comme mode opératoire La principale stratégie chinoise repose sur la concentration et l’agglutination des commerçants sur un même lieu. Les commerçants chinois s’organisent pour contrôler de vastes espaces dans certains marchés et opérer en réseau. C’est ce qui explique l’apparition d’ilots commerciaux chinois dans les marchés, les fameux « chinatowns », déjà bien connus dans certaines villes occidentales. À Lagos, le China Commercial City est un important site à partir duquel de nombreux marchés de la ville et du pays sont approvisionnés. Accra a aussi sa « China Road » et Dakar son « boulevard du centenaire » qui, même s’il ne porte pas le nom de la Chine, n’en est pas moins connu comme étant le principal symbole de la présence des commerçants chinois dans la capitale sénégalaise. Les raisons qui poussent les chinois à rester « entre eux » ne sont pas toujours connues. On peut présumer cependant que cela puisse leur conférer une certaine sécurité en plus de la possibilité de conserver leurs manières de vivre et de contourner les barrières linguistiques. Mais on peut aussi y voir une stratégie purement commerciale, en ce sens que la concentration des activités dans ces espaces peut avoir pour effet d’attirer les consommateurs dans ces marchés réputés moins chers que les commerces traditionnels détenus par les acteurs locaux. On note dans ces lieux une sorte d’encombrement avec l’occupation des devantures des boutiques chinoise par de petits « tabliers », en générale de jeunes marchands ambulants. Mais bien qu’étant source d’encombrement, la présence de ces étals n’en constitue pas moins une véritable stratégie de vente. En effet, c’est parce que ces « tabliers » se ravitaillent chez ces chinois que l’autorisation d’installation leur est accordée. La même condition est exigée pour qu’ils puissent garder leurs marchandises dans les boutiques chinoises à la descente. Les chinois dans la boutique vendent en gros et demi-gros, et les jeunes tabliers vendent au détail.
Le succes des commerçants chinois dans les capitales africaines s’explique principalement par l’adaptation de leur stratégie commerciale aux conditions économiques et sociales de la majorité des populations urbaines.
Il faut aussi relever, cependant, que les commerçants chinois établissent également des partenariats stratégiques avec des agents locaux leur servant soit d’intermédiaires soit d’employés. Ces derniers les aident en général à lever le premier défi que représente la recherche de boutiques ou d’entrepôts commerciaux, ou les assistent dans certaines démarches administratives. L’accès aux boutiques se fait en général sans grande difficulté, puisque dans la plupart des cas les propriétaires se préoccupent peu du statut du locataire ou de sa nationalité dès l’instant où les conditions financières sont favorables. Le succès des commerçants chinois dans les capitales africaines s’explique principalement par l’adaptation de leur stratégie commerciale aux conditions économiques et sociales de la majorité des populations urbaines. Ils vendent des produits dont tout le monde a besoin à des prix qui défient toute concurrence. Cette stratégie leur a permis d’entrer avec beaucoup de facilité dans le commerce des vêtements, des chaussures, des sacs, des objets décoratifs et du petit mobilier d’intérieur, des appareils électriques, des jouets et jeux pour enfants, parmi d’autres, qui sont tous des secteurs qui étaient pendant longtemps détenus par les importateurs nationaux. Le méchant dragon ou le père noël? L’image du commerçant chinois est une image ambivalente. Deux sentiments contradictoires s’affrontent en général lorsque l’on analyse les impacts de la présence des commerçants chinois sur les marchés des villes africaines et la perception que les populations ont d’eux. Au Ghana, au Nigeria, ou au Sénégal, on note d’un coté de fortes réticences, qui se sont manifestées des fois par des actions plus ou moins hostiles contre la présence des chinois dans le commerce de détail. Ces réactions hostiles sont presque partout le fait d’organisations de commerçants et d’industriels locaux ayant vu dans la présence chinoise une menace à laquelle ils n’étaient pas préparés. Au Nigeria, par exemple, en janvier 2013, des commerçants nigérians basés dans le Central Business District de Lagos Island ont adressé une lettre de plainte formelle au Ministre du commerce pour dénoncer la prolifération d’entreprises chinoises sur les marchés de Balogun (Great Nigeria Insurance House), d’Idunmota et d’Ereko, où les entreprises locales étaient presque paralysées. Ces commerçants regrettaient en particulier que les chinois se soient emparés de la vente directe de chemises, de chaussures, de jouets et de petits accessoires au détriment de commerçants locaux qui ont été progressivement évincés de ces secteurs. Les mêmes réactions ont été aussi notées au Ghana, où l’Union des associations de commerçants du Ghana (Ghana Union of Traders’ Association, GUTA) a organisé une manifestation de masse pour exprimer son mécontentement à l’égard la présence chinoise qu’elle considérait comme une violation à la législation régissant le commerce. D’après les commerçants Ghanéens, les chinois auraient mis la main sur des chaînes d’approvisionnement nationales vitales concernant des produits en tous genres. Leur présence physique sur les marchés, sur des segments de commerce jadis occupés par des Ghanéens qui s’approvisionnaient eux-mêmes en Chine, a fait dire aux membres de la GUTA que les chinois exerçaient une concurrence déloyale, faite à dessein, pour éjecter ces commerçants locaux de ces segments marchands. En 2014, de nombreux fournisseurs ghanéens de chaussures chinoises, dont Rocky Shoes, Manager Shoes et Royal Shoes, auraient mis la clé sous la porte du fait de la forte concurrence à laquelle ils ne semblaient pas avoir les moyens de faire face. Au Sénégal, la riposte des commerçants a été conduite par l’Union nationale des commerçants et industriels du Sénégal (UNACOIS) et d’autres organisations patronales et d’opérateurs économiques. Le 21 juillet 2005, ces organisations lancèrent un mot d’ordre de grève de 24 heures largement suivi au marché de Sandaga et Hlm après l’interdiction de leur marche par les autorités. Comme dans les autres pays, le motif de la grève portait sur la concurrence déloyale subie par les commerçants locaux et l’inaction du gouvernement sénégalais. Mais au moment où les commerçants locaux dénonçaient presque partout la présence étouffante des chinois, certains consommateurs y voyaient une véritable bénédiction. C’était le cas à Dakar. C’est l’Association des Consommateurs Sénégalais (ASCOSEN) et plusieurs organisations de défense des droits de l’homme et syndicats qui ont donné la charge en organisant une contre-manifestation, suite à celle des commerçants, pour soutenir les chinois au motif que leur présence sur le marché renforçait le pouvoir d’achat des consommateurs. Les consommateurs ont défendu l’idée selon laquelle la présence chinoise est loin d’être une menace pour l’économie nationale, mais qu’elle apparaît comme une chance de démocratisation de la consommation, de création d’emplois et surtout de lutte contre l’augmentation fulgurante des prix pratiquée par les réseaux commerciaux syro-libanais et sénégalais. Sous un autre angle, la présence chinoise profite aussi bien à l’économie immobilière 4 . C’est pourquoi une importante frange de la population a soutenu les associations de consommateurs. Pour ces derniers, les commerçants chinois, c’est « comme le père Noël qui vient avec pleins de cadeaux dans les bras. C’est pourquoi même les enfants des quartiers pauvres fêtent Noël avec des pétards et des feux d’artifices, qui autrefois n’étaient visibles que dans les quartiers aisés. C’est avec le père Noël, que nous aussi nous parvenons à acheter des cadeaux pour les enfants. » 5 Il semble aujourd’hui, en fin de compte, que les commerçants se soient résignés à la présence des commerçants chinois, n’ayant pas pu contraindre leurs États à agir contre les intérêts chinois. Le réalisme est passé par là. Les enjeux politiques et économiques, tant en terme de commerce, d’aide au développement que d’investissement, sont sans doute plus importants que la perte de quelques dizaines voire centaines d’emplois dans le commerce local ou l’artisanat.
Cheikh Tidiane Dieye Directeur exécutif du Centre africain pour le commerce, l’intégration et le développement (Enda Cacid).